Il convenait que notre divin Roi Se montrât à nos regards appuyé sur le sceptre de Sa puissance, afin que rien ne manquât à la majesté de Son empire. Ce sceptre est la Croix, et il appartenait au Temps pascal de Lui en présenter l’hommage. Naguère la Croix s’offrait à nous comme un objet d’humiliation pour notre Emmanuel, comme le lit de douleur sur lequel Il expirait; mais depuis, n’a-t-Il pas vaincu la mort? Et cette Croix, qu’est-elle devenue, sinon le trophée de Sa victoire? Qu’elle paraisse donc, et que tout genou fléchisse devant ce bois auguste par lequel notre Emmanuel a conquis les honneurs que nous Lui rendons aujourd’hui.
Le jour où nous avons célébré Sa naissance, nous chantions avec Isaïe: «Un petit enfant nous est né, un Fils nous a été donné; Il porte sur Son épaule le signe de Sa principauté.» Nous L’avons vu, en effet, portant sur Son épaule cette Croix, comme Isaac porta le bois de son sacrifice; mais aujourd’hui elle n’est plus pour Lui un fardeau. Elle brille d’un éclat qui ravit les regards des Anges, et après avoir été adorée par les hommes aussi longtemps que doit durer ce monde, elle paraîtra tout à coup sur les nuées du ciel, pour assister près du Juge des vivants et des morts à la sentence favorable de ceux qui l’auront aimée, à la réprobation de ceux qui l’auront rendue inutile pour eux par leur mépris ou par leur oubli.
Durant les quarante jours que Jésus passe encore sur la terre, Il ne juge pas à propos de glorifier l’instrument de Sa victoire. La Croix ne doit reparaître qu’au jour où, tout invisible qu’elle sera demeurée, elle aura conquis le monde à Celui dont elle redit les grandeurs. Il a reposé trois jours dans le tombeau; elle restera trois siècles ensevelie sous les ombres; mais elle aussi ressuscitera; et c’est cette admirable résurrection que la sainte Église célèbre aujourd’hui. Jésus a voulu, quand les temps ont été accomplis, accroître les joies pascales, en révélant à force de prodiges ce monument auguste de Son amour pour nous. Il nous le laisse entre les mains, pour notre consolation, jusqu’au dernier jour; n’est-il pas juste que nous Lui en fassions hommage?
Jamais l’orgueil de Satan n’avait éprouvé de défaite aussi poignante que celle qui fondit sur lui, lorsqu’il vit que le bois, instrument de notre perte, était devenu l’instrument de notre salut. Sa rage impuissante se tourna contre cet arbre sauveur qui lui rappelait si cruellement et la puissance irrésistible de son Vainqueur, et la dignité de l’homme racheté à un tel prix. Il eût voulu anéantir cette Croix redoutable; mais, sentant son impuissance à réaliser un si coupable dessein, il tenta du moins de profaner et de cacher à tous les regards un objet si odieux pour lui. Il poussa donc les Juifs à enfouir honteusement le bois sacré que le monde entier révère. Au pied du Calvaire, non loin du sépulcre, s’ouvrait une excavation profonde. C’est là que les hommes de la synagogue précipitent la Croix du Sauveur avec celles des deux larrons. Les clous, la couronne d’épines, l’inscription détachée de la Croix, vont la rejoindre dans ce gouffre, que les ennemis de Jésus font remplir de terre et de décombres. Le sanhédrin pense en avoir fini avec la mémoire de ce Nazaréen, que l’on a pu crucifier sans qu’Il soit descendu de la Croix.
Quarante ans plus tard, Jérusalem succombait sous le poids de la vengeance divine. Bientôt les lieux de notre rédemption étaient souillés par la superstition païenne; un petit temple à Vénus sur le Calvaire, un autre à Jupiter sur le saint sépulcre: telles furent les indications par lesquelles la dérision païenne conserva, sans le vouloir, le souvenir des merveilles qui s’étaient accomplies sur ce terrain sacré. À la paix de Constantin, les chrétiens n’eurent qu’à renverser ces honteux monuments, et le sol arrosé du Sang rédempteur reparaissait à leurs yeux, et le glorieux tombeau se rouvrait à leur piété. Mais la Croix ne se révélait pas encore, et continuait de reposer dans les entrailles de la terre. Pour relever le sceptre du grand Roi, il fallait une main royale. La pieuse impératrice Hélène, mère du libérateur de l’Église, fut désignée par le ciel pour rendre au Christ, sur le théâtre même de Ses humiliations, les honneurs qui Lui sont dus comme Roi du monde. Avant de jeter les fondements de la basilique de la Résurrection, cette digne émule de Madeleine et des autres saintes femmes du sépulcre désira avec ardeur retrouver l’instrument du salut. Une tradition conservée chez les Juifs fut interrogée; et l’impératrice connut vers quel endroit il était à propos de diriger les fouilles. Avec quelle sainte anxiété elle suivit les travaux! Avec quel transport de joie elle aperçut le bois de la rédemption, que l’on ne discernait pas encore, il est vrai, mais qui devait être présent dans l’une des trois croix mises à découvert! Son ardente prière s’élevait vers le Sauveur, qui seul pouvait révéler le divin trophée de Sa victoire; l’évêque Macaire unissait ses vœux à ceux de la pieuse princesse; et les prodiges à l’aide desquels le discernement se fit avec certitude récompensèrent la foi qui n’aspirait au miracle que pour la plus grande gloire du Rédempteur.
C’en était fait, et l’Église entrait en possession de l’instrument du salut des hommes. L’Orient et l’Occident tressaillirent à la nouvelle de cette sublime découverte que le ciel avait conduite, et qui venait mettre le dernier sceau au triomphe du christianisme. Le Christ scellait Sa victoire sur le monde païen, en élevant ainsi Son étendard, non plus figuré, mais réel, ce bois miraculeux, scandale autrefois pour les Juifs, folie aux yeux des gentils, et devant lequel tout chrétien fléchira désormais le genou.
Hélène ne tarde pas à inaugurer l’arbre sacré dans la basilique qu’elle a construite, et qui réunit dans sa vaste enceinte le sépulcre glorieux et la colline du crucifiement. Un autre sanctuaire s’élève sur le lieu où reposa la Croix durant trois siècles; de nombreux degrés conduisent le pèlerin jusqu’au fond de ce mystérieux asile. Alors commence une succession innombrable de pieux voyageurs venus des quatre vents du ciel pour honorer les lieux sur lesquels s’est opéré le salut de l’homme, et rendre leurs hommages au bois libérateur. Mais les desseins miséricordieux du ciel ne permettent pas que le précieux gage de l’amour du Fils de Dieu envers notre humble race soit le partage d’un seul sanctuaire, quelque sacré qu’il soit. Déjà Hélène a détaché de l’arbre du salut une portion considérable qu’elle destine à Rome, la nouvelle Jérusalem. Ce don précieux reposera dans la basilique élevée par son fils sur les jardins de Sessorius, et le peuple romain appellera désormais ce sanctuaire la basilique de Sainte-Croix-en-Jérusalem.
Mais par le cours des âges la sainte Croix honorera de sa présence bien d’autres lieux de la terre. Déjà dès le IVe siècle saint Cyrille de Jérusalem attestait que les pèlerins qui obtenaient qu’on en détachât pour eux quelques légers éclats, avaient étendu au monde entier le bienfait divin, et saint Paulin de Nole nous apprend qu’aucune diminution ne se faisait sentir sur le bois immortel. Au VIe siècle, sainte Radegonde sollicite et obtient de l’empereur Justin II un fragment de la portion considérable que possède le trésor impérial de Constantinople. La Gaule ne pouvait entrer plus noblement en participation du précieux instrument de notre salut que par les mains de sa pieuse reine; et Venance Fortunat composait, pour l’arrivée de l’auguste relique, l’hymne admirable que l’Église chantera jusqu’à la fin des siècles lorsqu’elle veut célébrer les grandeurs de la sainte Croix. Jérusalem, après des alternatives de perte et de recouvrement, finit par perdre sans retour l’objet divin qui faisait sa principale gloire. Constantinople en hérite encore; et cette ville devient la source de nombreuses largesses qui, principalement à l’époque des croisades, viennent enrichir les Églises de l’Occident. Il s’établit comme de nouveaux centres de religion envers la sainte Croix, aux lieux où reposent les fragments insignes; de toutes parts la piété convoite une parcelle du bois salutaire. Le fer divise respectueusement les parties plus considérables, et peu à peu nos régions s’en trouvent remplies. La vraie Croix est partout, et il n’est pas de chrétien qui, dans le cours de sa vie, n’ait été à même d’en vénérer quelque fragment. Mais qui pourrait compter les actes d’amour et de reconnaissance que la vue d’un si louchant objet enfante dans les cœurs? et qui ne reconnaîtrait dans cette profusion successive un stratagème de la bonté divine pour raviver en nous le sentiment de la rédemption sur laquelle reposent nos espérances éternelles?
Qu’il soit donc aimé, ce jour où la sainte Église unit le souvenir triomphal de la sainte Croix aux joies de la résurrection de celui qui a conquis par elle le trône où nous le verrons bientôt monter. Rendons grâces pour le bienfait signalé qui a restitué aux hommes, à l’aide des prodiges, un trésor dont la possession eût manqué à la dot de la sainte Église. En attendant le jour où le Fils de l’homme doit l’arborer sur les nuées du ciel, Il l’a confiée à Son Épouse comme le gage de Son second avènement. En ce jour, Il rassemblera par Sa puissance tous ces fragments épars; l’arbre de vie étalera toute sa beauté aux regards des élus, et les conviera au repos éternel sous son ombre délectable.